Extraterritorialité du droit US : La justice américaine dirige le monde
- Fabienne Guignard
- 28 mai 2018
- 5 min de lecture

S’il y a bien un mot nouveau qui est aujourd’hui sur toutes les lèvres des leaders européens et mondiaux, chefs d’entreprises et presse compris, c’est la notion peut connue du grand public (mais qui agit pourtant depuis une vingtaine d’années avec succès pour les Américains) : la puissance de l’extraterritorialité du droit US.
Il aura fallu la décision unilatérale de Donald Trump de sortir de l’accord avec l’Iran pour que viennent sur le tapis les conséquences des sanctions fort sévères des Etats-Unis, qui seront mises en application dans un délai de 90 à 180 jours. Il ne s’agit pas ici de revenir sur le bien fondé ou pas de la décision du Président américain mais de constater une fois de plus que les sanctions ne concernent pas que son pays mais qu’elles s’appliquent de facto à tous les autres pays du monde par les effets collatéraux qu’elles impliquent. On appelle cela dans le jargon d’experts : les sanctions secondaires. Elles n’ont pourtant de secondaires que le nom car les effets réels sont chiffrables, visibles et profondément inéquitables sauf pour les USA bien entendu.
Le droit américain permet des enquêtes judiciaires particulièrement intrusives dans la gestion des affaires des entreprises nationales ou étrangères qui dans le cas de l’Iran vont jusqu’à s’immiscer dans les actions d’un autre Etat mettant à mal sa liberté de commerce.
L’Europe, principale cible de cette « iniquité » commerciale, n’a jusqu’ici que peu réagi. Elle a même été très passive estimant que les liens avec les Etats-Unis, historiques, ne méritaient pas de s’opposer à eux trop vigoureusement. La dépendance au fil du temps est devenue si forte que l’Europe se trouve dans une situation critique mettant à mal sa prospérité économique, donc sa crédibilité et son influence dans le monde.
Car les Etats-Unis, dont on sait que sa justice est d’une sévérité exemplaire notamment en matière de délits financiers, frappent très fort quand elle sanctionne, par des années de prison et surtout des amendes gigantesques qui viennent à renflouer le budget de l’Etat. Et cela se compte en milliards. Si les condamnations touchent les entreprises américaines, elles sont appliquées aussi à des entreprises étrangères qui ont des filiales sur le territoire national. Les sièges de ces entreprises sont visées à distance aussi. On ne peut oublier les amendes infligées aux banques suisses, plus récemment à HSBC ou encore à Volkswagen.
Tout pourrait sembler juste quand il y a délit manifeste mais la compréhension du droit américain par la justice US a parfois, pour ne pas dire souvent, des excès et des justifications juridiques tirées par les cheveux. D’autant plus lorsqu’il s’agit d’entreprises européennes. Les actions en justice touchent « comme par hasard » principalement des entreprises concurrentes aux entreprises américaines sur le marché international. Cette juridiction extra-nationale qu’a promulguée unilatéralement l’Etat américain il y a vingt ans est devenue un instrument de politique économique stratégique au service du pays. La justice au service de la politique. Et cela n’est plus acceptable.
Pour être concerné par cette « extraterritorialité » du droit américain, il suffit (et je résume) que les transactions se fassent en dollars, que l’utilisation d’un serveur situé aux States soit utilisé (une adresse mail via Google suffit, l’utilisation de services des GAFA par ex), qu’un américain travaille dans l’entreprise visée. Les Chinois et les Russes qui ont leurs propres GAFA sont moins dépendants. Ce n’est pas le cas en Europe, Suisse comprise. La technologie étant en mains américaines. Toute entreprise ou individu est ainsi susceptible de devoir répondre à la justice américaine.
L’Union européenne s’est mise à bouger il y a peu lorsqu’elle a infligé une amende à Google pour non payement d’impôts sur le sol européen. C’est un début.
Alors la France, par le biais de deux de ses ministres (LeMaire et Le Drian) vient de dire haut et fort que cela devait cesser. On touche à la souveraineté d’un pays qui n’a pas à subir les décisions prises par d’autres. Mais les mesures pour contrer les effets de ces sanctions extraterritoriales doivent encore être trouvées. La première décision envisagée serait de libeller désormais les transactions financières uniquement en EURO et non plus en US dollar. Et sur les places financières européennes. Pourquoi pas en francs suisses d’ailleurs ? Car la monnaie doit être crédible, fiable, stable et acceptée par toutes les parties, représentant une partie importance des réserves.
Mais la question plus générale de l’extraterritorialité du droit se pose de plus en plus. Et pas seulement dans le domaine économique. Les Chinois notamment ont aussi cette tendance à exporter leurs règles notamment en matière du droit du travail. La globalisation prend donc un nouveau tournant.

La question légitime que l’on est en droit de se poser est bien évidemment celle de savoir si un Etat seul, parce qu’il est puissant, a le droit d’imposer sa loi à tous les autres, allant jusqu’à ne pas respecter le droit international établi précédemment car il sait que personne ne sera en mesure de contester ses choix. Pourquoi dès lors respecter les résolutions de l’ONU ? Pourquoi respecter les règles de l’OMC ? Souveraineté et démocratie ne serait-elle pas en passe d’être remplacée par la « loi du plus fort ». Les Etats-Unis ont-ils le droit de se désigner sans partage et unilatéralement le shérif du monde à leur seul profit ?
Si à court terme, dans le cas iranien, beaucoup d’entreprises européennes qui ont investi dans le pays, certes un peu trop rapidement, choisiront par pragmatisme de quitter le pays, préférant les pertes sèches immédiates à des sanctions futures bien plus conséquentes de leur partenaire économique principal, il n’en demeure pas moins que l’Europe devra, pour sa survie économique et politique, trouver des parades et s’organiser pour être en mesure de reprendre le leadership perdu au fil du temps.
L’Europe n’a pas l’habitude qu’on lui résiste, elle qui a fait et défait le monde durant des siècles. Mais la voilà affaiblie aussi bien dans ses valeurs que dans sa puissance. L’économie européenne est pourtant plus forte que celle des Etats-Unis ou de la Chine pour autant qu’elle soit unie. Jamais l’Europe n’a vraiment dû se battre pour sa survie. C’est elle qui imposait aux plus faibles. Jamais l’UE ne s’est demandé si bafouer la souveraineté grecque était juste ou pas. Elle l’a fait. Voilà l’UE dans la position de devoir se défendre et elle ne sait pas très bien comment s’y prendre. C’est pourtant vital.
La Suisse dans ce contexte, hors UE, joue la carte des accords bilatéraux sur le plan mondial. Et maintient une diplomatie active. Ignazio Cassis et Johann Schneider-Amman font le tour des capitales pour engranger des contrats et des accords commerciaux, de la Chine aux pays d’Amérique latine. Notre pays à la pointe dans des secteurs stratégiques comme l’industrie pharmaceutique, la finance et l’horlogerie, pays d’exportation avec gros excédents budgétaires a bien des atouts donnant dans le même temps toutes les raisons à ses concurrents de vouloir l’affaiblir. Plaque tournante dans le domaine pétrolier, des matières premières, notre pays cherche à maintenir sa place dans ce grand tsunami économique et géopolitique.
On dit que c’est de la souffrance et d’une crise que sortent les bonnes idées et un renouveau salvateur. Espérons que l’intelligence des européens y compris la nôtre soit encore à l’œuvre cette fois pour ne pas sacrifier la souveraineté et la démocratie, donc notre prospérité, sur l’autel de l’impérialisme d’une seule nation fut-elle libérale comme nous, fut-elle démocratique comme nous.
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